Témoignage d’une aidante « surnaturelle »

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Par Mario Paquet – 1er décembre 2020

L’auteur propose dans ce texte le témoignage d'Autonome S'démène pour décrire la réalité du fardeau des soins dans le quotidien des proches aidants. Une mise en contexte décrit le cadre de ce témoignage.


Durant 33 années, j’ai œuvré comme chercheur en santé publique. Tout au long de mon parcours, je me suis constamment préoccupé de rendre accessible le résultat de mes travaux au plus grand nombre de personnes. C’est pourquoi les connaissances générées de mes recherches ont fait l’objet d’un effort important de vulgarisation. Pour moi, il ne suffit pas de savoir, mais aussi de transmettre. Mais comment relever le défi du transfert des connaissances ? Cette activité de recherche, je l’ai apprivoisée en dialoguant dans mes ouvrages avec deux personnages. Ces personnages sont fictifs, mais leur réalité est vraisemblable, puisque l’essentiel de leur discours est tiré de mes études et de la littérature professionnelle et scientifique.

Dans un livre qui vient de paraître (Paquet, 2020), je les ai à nouveau sollicités pour dévoiler le contenu de la phase exploratoire d’un projet de Récits de pratique en soutien à domicile (SAD). Cette étape visait à faire le récit de Lucette Rondeau, une auxiliaire familiale et sociale (AFS), qui a eu une carrière de 38 ans en centre local de services communautaires (CLSC), de même que l’analyse de ce récit par des acteurs en SAD. Pour mener à terme cet ouvrage, j’ai demandé à mes fidèles partenaires de réagir au récit de Lucette ainsi qu’au travail d’analyse des acteurs en SAD.

Un de mes personnages se nomme Autonome S’démène. Il s’agit d’une aidante surnaturelle qui a pris soin de son conjoint durant de nombreuses années. Avec le temps, par la force des choses, elle est devenue une spécialiste en rien, mais bonne en tout. Vers la fin du livre, j’ai imaginé une rencontre fictive sous forme de matinée-causerie comme moyen visant à diffuser et à faire connaître les données parlantes que j’avais entre les mains. Pour l’occasion, je trouvais intéressant qu’Autonome reprenne un témoignage qu’elle m’avait déjà livré dans une de nos nombreuses conversations. Dans un premier temps, ce texte présente son témoignage. Ensuite, j’expliquerai pourquoi le vécu expérientiel d’Autonome méritait à nouveau d’être entendu. Pour ce faire, je reviendrai sur le récit de Lucette pour en justifier la pertinence.
 

Récit d'Autonome S'démène

Je ne vous apprendrai rien en vous disant que l’entrée dans une expérience de soins nous prend par surprise et nous laisse terriblement dépourvus. Dans la vie, la maladie arrive parfois comme un intrus, sans frapper à la porte, avant d’entrer définitivement chez vous. Là, c’est le choc, un coup de tonnerre en fait. Ni moi, ni mon conjoint, ni même les autres membres de ma famille n’étions préparés à cela (peut-on s’y préparer ?). La consternation et le désarroi se sont alors emparés de nous tous.

Rapidement, l’harmonie de la maisonnée a fait place à la désorganisation. L’inquiétude a pris le relais, pour ensuite faire bon ménage avec l’angoisse. Une angoisse qui stresse les moindres instants du présent. Que se passe-t-il ? Sommes-nous sous l’emprise d’un cauchemar ? Non ! Nous ne rêvons pas, me disais-je. Le ciel nous tombe vraiment sur la tête !

Que faire ? Les questions arrivent en cascade, mais les réponses sont rares ou absentes du décor de la catastrophe. La peur de l’inconnu s’active. Certes, je ne suis pas du genre victime. J’en ai vu d’autres… Il me faut agir. Pragmatique, je choisis (ai-je vraiment le choix ?) de faire face à l’adversité, car en moi bouillonnent la colère, la déprime ainsi que les larmes d’un destin à jamais hypothéqué pour moi, mon mari et mes proches.

Pour un certain temps, je mobilise le maximum de ma capacité de débrouillardise, de même que ma détermination à vouloir tout apprendre « sur le tas ». Peine perdue… Je constate rapidement que prendre soin exige des connaissances et des compétences. J’apprends qu’on ne devient pas bonne en tout, en tout temps, seule et du jour au lendemain.

Comme je suis loin d’avoir la vocation pour prendre soin (qui peut prétendre l’avoir ?), que faire malgré toute la bonne volonté du monde ? Je ne connais pas grand-chose de cette maladie chronique qui afflige mon mari. Comment va-t-elle évoluer à court, moyen et long terme ? Et moi, malgré mon optimisme que l’on dit légendaire et ma sensibilité obstinée, comment vais-je évoluer dans le parcours de cette maladie ? Est-ce que je vais réussir à survivre ? Comment ? Pendant combien de temps ? Est-ce que nos amis, notre entourage, notre famille nous déserteront ? Des questions, toujours autant de questions !

Il me faut comprendre. Comment savoir si ce que je fais est correct ? Y a-t-il de l’information et des ressources quelque part pour m’aider ? Si oui, où ? Comme l’a si bien dit Laurent Michel Vacher, je naviguais « dans un vaisseau sans capitaine, ce qui n’est pas l’idéal au milieu de la tempête ». Et puis, il y a la vie qui continue avec son lot d’imprévus…

Un jour par hasard (est-ce vraiment un hasard ?), je rencontre sur la rue une connaissance, elle aussi aidante « surnaturelle » depuis plusieurs années. Double chance, car chacune de nous a du mal à s’esquiver dix minutes pour faire des courses. Je lui raconte ce qui m’arrive. Son empathie me touche. Elle me dit au passage : « tu devrais appeler au CLSC ». Malgré ma réticence, j’ai si peu de solutions que, sitôt revenue à la maison, je téléphone. La personne au téléphone me demande : « Que puis-je faire pour vous ? » Et moi, de répondre : « J’suis plus capable ! » Je sens cette personne très réceptive à mon initiative. J’ai tout de suite l’espoir d’avoir sonné à la bonne porte. Elle me pose quelques questions et me dit que quelqu’un me téléphonera sous peu pour prendre rendez-vous. C’est bon signe. Une lueur d’espoir naît en moi, comme un cadeau tombé du ciel. 

La semaine suivante, je reçois chez moi une travailleuse sociale. Une personne gentille, compétente et avec de la compassion à revendre. Elle m’a écoutée et, je crois, m'a réellement comprise dans ce que je vivais. Elle n’en revenait pas de ce que je faisais depuis des années. Elle conclut que je suis dépassée par les événements, que j’ai besoin en priorité de me reposer et d’être sécurisée, que j’ai peut-être même besoin de partager avec d’autres ce que je vis. Elle précise que mes besoins ne sont pas ponctuels et qu’ils perdureront tout en augmentant dans le temps vers une situation de plus en plus ardue.

Bref, j’ai eu l’impression qu’elle avait tout compris de ma vie. J’avais donc toutes les raisons du monde d’espérer un arrivage prochain de solutions à ma situation. Mais cet espoir n’était qu’une illusion. Ce n’était pas la volonté de la travailleuse sociale qui manquait, c’était son CLSC qui n’était pas en mesure de répondre à mes besoins. Au mieux, j’ai compris que je ne pouvais espérer qu’un minimum d’heures de services pour mon conjoint, même si sa santé en exigeait un maximum. Alors, j’ai compris qu’il fallait bien plus que de la compréhension pour « plaider ma cause » et mettre du soutien à ma disposition. La travailleuse sociale est partie de chez moi et je sais qu’elle a vu mes yeux s’éteindre tout grand ouverts. Elle savait que je portais sur mes épaules le poids de la désillusion, puisqu’elle partait avec bien peu de réponses à mes questions.
 

Le récit de Lucette au regard du témoignage d’Autonome S’démène

Pourquoi réintroduire ce témoignage d’Autonome alors qu’il date de 12 ans ?1 Oui, de 12 ans ! En fait, il était l’excuse pour soulever quelques questions. Par exemple : actuellement, les services de SAD sont-ils suffisants pour répondre adéquatement aux besoins des proches aidantes et à ceux des personnes aidées ? Pour la communauté scientifique et les acteurs en SAD qui ont participé à mon étude exploratoire, la réponse est non. Qu’est-ce que cela annonce en regard du témoignage d’Autonome ? Cela indique que le problème du manque de services publics en SAD n’a rien de nouveau. De plus, ce problème persiste dans le temps. En effet, que nous apprend Lucette dans son récit ? Celle-ci affirme que tout au long de sa carrière, elle n’a cessé de revendiquer plus de services pour être en mesure d’assurer les essentiels indispensables au maintien à domicile. 

Pourtant, depuis longtemps le discours politique des gouvernements insiste sur l’importance pour les personnes vivant en situation d’incapacité de demeurer chez elles. Ce discours politique vante même les mérites des efforts énormes qui incombent aux proches aidantes au regard du fardeau des soins. On le sait, ce n’est pas pour rien : sans elles, il serait impossible d’envisager de faire du maintien à domicile. De plus, les politiques sociales conçoivent plus que jamais le maintien à domicile comme devant se poursuivre le plus longtemps possible. Bien entendu, on ne trouvera pas beaucoup de gens contre cette idée. Qui ne veut pas vivre chez lui aussi longtemps que possible ?

Par ailleurs, une autre réalité du maintien à domicile ne pouvait être passée sous silence. Cette réalité saute rapidement aux yeux dans le récit de Lucette et des préoccupations soulevées par les acteurs en SAD. En fait, à l’expérience de soins des proches aidantes, ces données parlantes ajoutent au tableau de leur vécu et font désormais un large consensus auprès du personnel œuvrant dans le réseau de la santé et des services sociaux. Il y a là matière à s’interroger et, plus encore, à s’inquiéter. De quoi s’agit-il ? Certes, ce n’est pas la première fois que la littérature scientifique et professionnelle en fait mention : l’intelligence humaine dans la relation de soins ne semble plus être l’assise du système de santé. Rien de moins !

Ce constat m’incite à revenir sur un moment important de la carrière de Lucette. Un jour, celle-ci a sauvé la vie d’une dame à qui elle donnait des soins à domicile. C’est loin d’être anecdotique dans l’existence de quelqu’un. Cette dame lui a rendu un vibrant hommage à l’occasion de son départ à la retraite, par le biais d’une lettre. Que lui dit-elle de si saisissant ? Entre autres, dans l’avant-dernier paragraphe de sa lettre, celle-ci affirme que « pour la bénéficiaire que je suis, tu es le seul lien tangible qui me relie aux services de santé. Sans toi, ton écoute et ta dévotion, après avoir subi plusieurs malheurs et petits deuils au fil des ans, ma grande vulnérabilité m’aurait enlevé la volonté de continuer à vivre ».

Somme toute, ce passage fait découvrir une implacable vérité résumée par Muriel Barbery dans son livre L’élégance du hérisson par cette phrase : « Lorsque la maladie entre dans un foyer, elle ne s’empare pas seulement d’un corps, mais tisse entre les cœurs une sombre toile où s’ensevelit l’espoir » (Barbery, 2007). Grâce à son intelligence humaine, Lucette a pendant longtemps aidé cette femme à garder espoir. Pourquoi en était-il ainsi ? Parce que dans sa pratique à domicile, elle a maintenu un principe d’intérêt humain dans la relation de soins. Elle n’a pas fait que fournir des services, point à la ligne. Non. Dans le comment de son approche d’intervention, elle a usé de la générosité de son intelligence humaine, une intelligence bien ancrée dans des liens de proximité. Ces liens tissés serrés, elle les jugeait essentiels au bien-être et à la qualité de vie des personnes vulnérables, de même qu’à ceux de leur proche entourage.

Au fil des années, je ne compte plus le nombre de proches aidantes et de personnes aidées qui m’ont souligné qu’elles ont eu la chance de côtoyer des Lucette soucieuses d’autrui. Le souvenir de leur attitude bienveillante conjuguée à leur aide concrète a fait la différence face à l’adversité de la maladie qu’elles avaient à affronter chaque jour. Ces Lucette, par les liens solides qu’elles ont réussi à établir, deviennent ni plus ni moins que des expertes de leur vécu quotidien. Par le fait même, elles sont détentrices d’une fine connaissance de leurs besoins en matière de soutien. Pour les proches aidantes et les personnes aidées, elles sont bien plus que des AFS. La raison en est que ce sont elles que l’on connaît le mieux en raison de la fréquence de leurs visites à domicile. Néanmoins, elles sont aussi infirmières, ergothérapeutes, physiothérapeutes, etc. 

Cela étant dit, si on pense, entre autres, à une personne qui reçoit le diagnostic d’une maladie chronique dégénérative, il est difficile de ne pas se demander ce qui attend cette personne et ses proches : sont-ils condamnés à se débrouiller pratiquement seuls ? Et, est-ce que le peu de services qu’ils recevront sera dispensé par des intervenantes qui exerceront, par la force des choses, leur métier en étant que des prestataires de services, point à la ligne ?

Ces questions laissent-elles loin de l’indifférence ? Si c’est le cas, les données parlantes issues de ma récente étude sont des paroles dérangeantes. Pour cette raison, ces données parlantes envoient un message qui doit être largement entendu, voire débattu sur la place publique. À mon avis, l’exercice n’a rien de dérisoire. Il prendra tout son sens s’il suscite une prise de conscience collective pour que l’humain reprenne sa place dans le système de santé. Cette prise de conscience collective est un atout majeur pour faire avancer cette noble intention, surtout si elle mobilise le poids politique de la solidarité sociale. D’ailleurs, la crise sanitaire liée à la COVID-19 qui a révélé au grand jour l’humanité des « anges gardiens » s’avère une occasion inédite en faveur d’actions sociales et politiques, notamment, pour améliorer les conditions de pratique dans le système de santé en général et particulièrement en SAD.

En terminant, Lucette a tenu à mentionner dans son récit que le métier d’AFS qu’elle exerçait était le plus beau métier du monde. Verra-t-on un jour de plus en plus d’AFS et d’autres travailleurs du réseau de la santé et des services sociaux dire la même chose ? Si c’est le cas, cela voudra probablement signifier que l’intelligence humaine aura retrouvé ses lettres de noblesse dans la relation de soins. Cela est d’autant plus souhaitable, car, comme le dit Cynthia Fleury, « le soin est un humanisme ».
 

Références

Barbery, Muriel, L’élégance du hérisson, Gallimard, Paris,  2015.

Fleury, Cynthia, Le soin est un humanisme, Gallimard, Paris, 2019.

Paquet, Mario, Lucette au maintien à domicile. Une carrière entre l’amour, le don et la solidarité. Québec, Presses de L’Université Laval, 2020.
 

Notes

Ce texte est paru dans Entretien avec une aidante « surnaturelle ». Autonome S’démène pour prendre soin d’un proche à domicile de Mario Paquet, Québec, Presses de l’université Laval, 2008.
 



Mario Paquet est sociologue. Depuis 1984, il est chercheur en santé publique. Il a fait principalement carrière au Service de surveillance, recherche et évaluation de la Direction de santé publique du CISSS de Lanaudière. Ses recherches sont centrées sur l'exploration d'une expérience de soins à domicile. Ses travaux s'inscrivent dans une perspective socio- anthropologique ou l'application des résultats poursuit l'objectif de questionner les politiques sociales, les pratiques d'intervention et les programmes d'intervention auprès des familles vivant une situation d'incapacité. Il est aussi l'auteur de plusieurs ouvrages.
 




Commentaires



 

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2 décembre 2020

Mille mercis pour cet article qui dépeint si bien la réalité du désir des personnes malades de demeurer à la maison. Ayons soin des proches aidants!

Par Agathe Brodeur

Dernière révision du contenu : le 30 mai 2022

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